L’homme qui avait terminé d’aimer

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Une nouvelle crue

Chaque semaine d’été retrouvez une nouvelle courte et crue qui se lit en moins de 7 minutes.

Avec « L’homme qui avait terminé d’aimer » vous découvrirez comment John Reep Davensbrukck révèle à sa femme qu’il ne l’aime plus.


Le texte

Comme il venait de terminer son repas John Reep Davensbrukck replia sa serviette. Il la glissa soigneusement dans le rond vernis à son prénom. Puis, avec déférence, il remercia son épouse de l’excellent dîner qu’elle lui avait préparé et servi comme à son habitude. Il tapota légèrement le dos de la petite cuiller sur la nappe immaculée tandis qu’elle lui versait son café brûlant avec deux sucres comme à l’accoutumée.

— Souhaites-tu autre chose ? demanda son épouse toujours affable.

— Non, je te remercie, c’était parfait comme toujours. Mais j’ai fini de manger comme j’ai terminé de t’aimer.

— Tu ne m’aimes donc plus ? s’enquit-elle sans paraître s’émouvoir.

— Entendons-nous, tu le sais, je t’ai aimée, très fort, avec une réelle sincérité, mais là, je ne t’aime plus. Plus du tout.

— C’est fâcheux cela, depuis longtemps ?

— Depuis hier soir à 21h45 très exactement.

— Nous venions de faire l’amour. T’ai-je déçu en quelque façon ?

— Non, tout au contraire, c’était aussi parfait que tes repas, excellent même et comme tu l’as vu j’y ai pris beaucoup de plaisir. Mais j’ai su, une fois que nous avions procédé et les tendresses d’usage achevées, que c’était bel et bien terminé que je ne t’aime plus et que nous ne ferons plus jamais l’amour.

— Je vois. Peut-être t’es-tu lassé après tant d’années de vie commune et souhaiterais-tu refaire ta vie avec une femme plus jeune et plus entreprenante que moi ?

— Non, aucunement, je ne souhaite pas aller avec une autre femme. J’ai eu mon content. J’ai puisé une énorme satisfaction dans nos ébats, mais il vient un temps pour tout.

— Entreras-tu alors dans la détestation ?

— Non, je ne suis pas binaire à ce point et j’ai trop de respect pour toi. Ne plus t’aimer, ne signifie pas du tout que te déteste en aucune façon.

— Aurais-tu dans ce cas, mon cher, c’est une hypothèse à ne pas négliger, découvert que ton attirance pour les femmes s’est muée en attirance pour les hommes ? C’est arrivé à mon frère après dix ans de mariage.

— Ainsi Jeannot est de la jaquette ? C’est là chose amusante. Mais ça lui va bien. Non, quelle idée ! Les hommes. C’est sans juger n’est-ce pas ? Non, si je n’aime plus c’est en général et en particulier. Je parle de l’amour exclusivement et des relations charnelles. J’aime encore manger, nager, voyager, la philatélie, la balle au prisonnier ou la poésie hongroise, de tout cela je ne suis pas lassé, mais d’aimer si. J’ai adoré notre relation, je crois te l’avoir montré, mais là, plus du tout. C’est fini.

— Tu ne vas pas te forcer, ce serait détestable. J’appréciais notre entente sexuelle plus que tes opinions politiques. Mais c’est ainsi. Qu’envisages-tu par la suite ?

— Que veux-tu dire par là ?

— Devons-nous le dire à nos amis, souhaites-tu divorcer ?

— Je n’avais pas réfléchi à la question. Je n’en vois pas l’utilité.

— Mais si je souhaitais avoir un amant, en prendrais-tu ombrage ?

— M’en suis-je jamais offusqué ? De quel droit le ferais-je ?

— Tu savais ?

— Oui, pour le jardinier et mon neveu, cet idiot rougit à chaque fois qu’il me croise ! Mais prends une chaise, je te laisse parler debout. Deux bons camarades s’assoient ensemble. Tiens ! Veux-tu de cet alcool de prune que mère rapporta d’Alsace ?

Elle s’assit. Il se leva et la servit dans de petits verres de cristal qu’il remplit jusqu’au col. Elle enfila le premier d’un trait. Il reprit.

— Sérieuse pas vrai ? Elle défrise le gosier cette bonne prune de mère ! Donc, pas de souci. Si tu as des besoins charnels ou envisage même une histoire, je ne m’y opposerai pas. De quel droit ? Je sais que tu sauras toujours mettre les formes et éviter toute situation ambiguë ou déstabilisante. Il n’y a aucune raison parce que j’aurais fini d’aimer que tu en sois privée. Ce serait détestable et égoïste comme attitude. Tu n’aimes pas le chocolat, je l’adore et ne m’en prive jamais.

Elle se resservit. Ses joues rosissaient. Elle commençait à être grise et pour un peu aurait été grivoise. Mais elle avait de l’éducation.

— Et putain ! – gueula-t-elle soudainement – faudrait aussi que ça change, tout ce temps passé à te servir comme si j’étais à ton service. C’est pénible ! Tu veux pas prendre quelqu’un ?

John ricana dans sa moustache.

— Mais je te rappelle ma chère Pénélope que je t’ai engagée ici pour faire mon ménage et que ce n’est qu’ensuite à ta demande, que nous sommes passés devant monsieur le maire. Tu restes explicitement ma salariée. Je te paye assez cher d’ailleurs !

— C’est vrai, je suis distraite ! Comme tu verses tout sur le compte joint j’ai du mal à m’en souvenir toujours.

— Il faudra d’ailleurs que tu payes ta pension ma chère pour ce moi-ci.

— Mais comment procéder ? Auparavant je te rétribuais en nature, comme la plupart de mes amies ? Devrais-je prendre un emploi ? Combien voudras-tu ?

John parut contrarié. Il sortit sa pipe de la poche de sa veste, l’alluma et réfléchit longuement en tirant de longues bouffées sentencieuses.

— C’est un souci en effet. C’est une hypothèse que je n’avais guère envisagée.

— Oui, je crois que tu es allé vite en besogne.

— Nous pourrions juste coucher alors, de temps à autre, deux à trois fois par jour, sans que ce soit de l’amour.

— Comme si je me prostituais en quelque sorte ?

— En quelque sorte…

De longues volutes de tabac blond s’envolaient dans la pièce. Elle se leva et alluma la lampe à pétrole, car le jour venait soudain de décroître. Dehors, on entendait les cloches du troupeau qui rentrait à l’étable. Un chien aboya dans le lointain.

— Ça ne changerait pas grand-chose au final.

— Non, pas grand-chose tu vois.

— On se fait bien des histoires pour rien parfois n’est-ce pas ?

— Oui, c’est dans notre caractère. On ne peut se refaire.

Ils respiraient calmement dans la pièce douce et calme baignée de la lumière orangée de la lampe à pétrole. La tiédeur du soir alliée à la fatigue et à l’effet de l’alcool de prune tendait à les assoupir un peu chacun sur leur chaise. C’était la belle image d’un couple paisible qu’ils donnaient à voir à ceux qui passant devant la fenêtre auraient jeté un œil au dedans. La bonne amitié complice que ni les épreuves ni le temps n’ont su altérer et c’était chose touchante de contempler cette sérénité du foyer.

John redressa la tête.

— Il n’empêche Pénélope, avec vos allusions à la prostitution vous m’avez quelque peu émoustillé. Je crois me trouver en état de turgescence. Je vais devoir récupérer ma dette.

— Sur le champ ?

— Plutôt sur la table ! Poussez donc les assiettes !

Ce qu’elle fit. Puis relevant sa robe et soulevant ses jambes nacrées tout en défaisant ses pantalons dans une dextérité admirable pour son âge, John Reep Davensbrukck la hissa sur la table où il s’introduisit en elle avec une certaine vigueur virile. Elle râlait de bonheur tout en s’accrochant à la nappe qui dérapait sur le bois glissant.

— Tu vois ! Je te prends, mais je ne t’aime plus ! Ah ! Tu vois cette tension augmentée du désir animal ?

— Pour un homme qui avait tout à l’heure renoncé au plaisir de la chair tu montres bien de l’appétit brigand !

— Je ne t’aime plus ! Je ne t’aime plus ! hurlait-il joyeusement.

Les enfants, la fille et le garçon, avaient collé le nez à la fenêtre dehors et ne manquaient rien du spectacle qu’offraient leurs parents. Ils se faisaient de grands sourires et hochaient de la tête au rythme des ébats parentaux. Puis quand ce fut fait, ils entrèrent dans la pièce qui sentait le stupre.

— Nous sommes rentrés papa, maman ! dirent-ils en chœur.

— Nous le savons dit la mère. Tu crois que renversée sur la table, je ne voyais pas vos trognes collées au carreau ?

— Oh pardon maman dit le petit garçon d’un air un peu geignard, ne nous grondez-pas !

— La belle affaire ! Qui fera les vitres pour nettoyer votre bave ?

— Oui qui fera les vitres ? reprit le père.

Et toute la famille partit dans un immense éclat de rire.

roman
Vincent Breton

Par Vincent Breton

Vincent Breton auteur ou écriveur de ce blogue, a exercé différentes fonctions au sein de l'école publique française. Il publie également de la fiction, de la poésie ou partage même des chansons !

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